Lors de son audience du 1er février, le juge en chef de l’Ontario Geoffrey Morawetz, a donné au président et au conseil d'administration de l'Université Laurentienne la décision qu’ils voulaient: « Cette Cour ordonne et déclare que la requérante [Laurentienne] est insolvable et est une compagnie à laquelle la LACC s'applique. »
La LACC - Loi sur les arrangements avec les créanciers des compagnies - est une loi fédérale sur la faillite des entreprises qui date de 1933. Pour la première fois dans l'histoire du Canada, la LACC a été appliquée à l'une des universités publiques du pays.
Devant le tribunal, la Laurentienne s'est décrite comme un « établissement postsecondaire bilingue et tri-culturel financé par le gouvernement » qui compte environ 8 200 étudiants de premier cycle et 1 098 étudiants en études supérieures. Pour l’instant, on dit que la Laurentienne est la plus grande des cinq universités du Nord de l’Ontario. La Laurentienne est située à Sudbury, le plus important centre d'exploitation minière en roche dure du Canada. Elle a éduqué de nombreux étudiants de première génération et de la classe ouvrière, et a des responsabilités reconnues envers la communauté franco-ontarienne et les peuples autochtones du Nord de l'Ontario.
La demande d'insolvabilité de la Laurentienne en vertu de la LACC a été mobilisée comme une attaque rapide - dans le contexte d'une pandémie - pour sabrer dans les programmes d'études et le corps professoral. Elle a permis au conseil d'administration de la Laurentienne d'enfreindre d'importantes protections syndicales, notamment les articles de la convention collective du corps professoral sur les postes en excédent et la situation financière critique.
Depuis, nombreux sont les rapports qui ont fait surface et qui ont sapé la crédibilité de la Laurentienne. Alan Harrison de l'Université Queens, nommé le 22 janvier comme conseiller spécial auprès du ministre des Collèges et Universités de l'Ontario, a découvert que l'administration de la Laurentienne cachait des déficits depuis 2014. Certains reportages et quelques lettres ouvertes critiques ont révélé que l’université a mêlé des fonds octroyés à des dépenses précises, dont des fonds de recherche et des dons privés, à son budget de fonctionnement et a utilisé cet argent afin de s'acquitter de factures.
Dans une période de deux mois, la Laurentienne a réussi à sabrer dans les programmes, le corps professoral à temps plein et les fonds de recherche. Selon le décompte officiel, 38 des 101 programmes de langue anglaise et 27 des 65 programmes de langue française ont été abolit. Au total, environ 200 membres du corps professoral et du personnel, sans compter ceux des universités fédérées avec la Laurentienne, ont été congédiés. L'association des professeurs a perdu environ un tiers de ses 360 membres à temps plein ; le syndicat du personnel a perdu 42 des 268 postes ; et le personnel non syndiqué, y compris le personnel administratif, professionnel et de direction, a perdu 37 des 134 postes. Les équipes universitaires masculines et féminines de hockey et de natation ont été supprimées. Sans grande surprise, ce sont les programmes en arts et les programmes de valeurs culturelles qui ont été les plus durement touchés.
Une autre étape destructrice du processus de la LACC a été atteinte lorsque la Laurentienne a unilatéralement mis fin à ses ententes avec les universités fédérées, l'Université Huntington (Église unie), l'Université Thorneloe (anglicane) et l'Université de Sudbury/University of Sudbury (catholique), poussant ainsi ses anciens partenaires - qui offraient en grande partie des programmes en arts - à la faillite.
Bien avant la fondation de la Laurentienne en 1961, l'Université de Sudbury avait une relation historique avec la communauté franco-ontarienne, et offrait le deuxième plus ancien programme d'études autochtones au Canada.
Le Comité permanent des comptes publics de l'Assemblée législative provinciale aurait finalement empressé la Vérificatrice générale de l'Ontario, Bonnie Lysyk, à mener l’enquête tant attendue sur la situation de la Laurentienne.
Pendant cette période de dévastation, et malgré les protestations et les vagues de colère et d'incrédulité de la communauté, le président Robert Haché et son personnel des communications ont publié des communiqués qui font fi de leur manque de consultation et de redevabilité envers le corps professoral et les étudiants de l'université ainsi que la communauté élargie de Sudbury et du Nord de l'Ontario.
Alors que l’administration émettait à répétition des mots vides de sens sur l'engagement de la Laurentienne envers son mandat bilingue et tri-culturel, elle éliminerait, entre autres, le Département d’études françaises, ainsi que les programmes d'économie, d’histoire et de théâtre francophones, et détruirait le Département d’études autochtones, y compris les efforts pour préserver les langues autochtones.
Alors qu’elle vantait le rôle de la Laurentienne dans l'éducation des étudiants universitaires de première génération au sein d'une communauté ouvrière, l'administration a démantelé le Programme d'études de travail. Tout en parlant du besoin d'une université forte dans la région, la stratégie corporatiste de la Laurentienne a détruit des programmes universitaires francophones et anglophones aussi essentiels que les études environnementales, la géographie, les mathématiques, la musique, la philosophie, la physique et la science politique.
La mauvaise gestion de la Laurentienne et du système universitaire public de l'Ontario
La débâcle de la Laurentienne est le reflet d'une crise structurelle enracinée dans le système universitaire néolibéral de l'Ontario, en particulier des années de privatisation par l'augmentation des frais de scolarité jumelées à une pratique d’hypergestion (corporate managerialism).
Le discours public de l'administration de la Laurentienne a été typiquement thatchérien : les seules alternatives étaient soit la faillite totale ou l’adoption d’une politique de la terre brûlée au campus. Elle a répété sans cesse que la Laurentienne avait trop de cours à faible taux d'inscription et que les inscriptions avaient grandement diminué au cours des dernières années.
À l’exception des quelques références fugaces à la « démographie » du Nord (le déclin de la population), on a peu parlé des raisons pour lesquelles les inscriptions étaient faibles ou en déclin. Par contre, la plupart des étudiant.e.s dans le Nord de l'Ontario viennent de l'extérieur de la région. L’infériorité des taux de participation aux études universitaires par rapport à ceux du Sud de l’Ontario est une problématique bien connue qui devrait figurer parmi les priorités d’un mandat universitaire régional sérieux. Tel n’est pas le cas.
L'Ontario dépense maintenant moins par étudiant universitaire que toute autre province canadienne et a des frais de scolarité parmi les plus élevés au Canada.
D'autres facteurs ont un impact défavorable sur l’éducation universitaire dans le Nord de l'Ontario : d’une part, l'augmentation des frais de scolarité et de l'endettement des étudiant.e.s et leurs effets négatifs sur les inscriptions et sur les choix de programmes, et d’autre part, la détérioration des perspectives d'emploi dans le Nord de l'Ontario.
Le Nord de l'Ontario est structurellement désavantagé en raison de son histoire coloniale et d’arrière-pays : une population d'environ 780 000 personnes (environ 6 % de l'Ontario) sur un territoire de 800 000 kilomètres carrés (environ 87 % de l'Ontario); une composition multinationale y compris des nations autochtones et des communautés francophones; des taux d'emploi inférieurs et des taux de chômage plus élevés; des institutions éducatives, médiatiques et culturelles avec moins de ressources; un niveau d’éducation et une participation universitaire plus faibles ; et surtout, les ravages continus du colonialisme.
Le problème des faibles taux d’inscriptions dans certains programmes, ou de la capacité excédentaire dans d’autres, n'est pas nouveau pour les universités du Nord. Mais à certains égards, les conditions actuelles sont pires. La détérioration de l'emploi et des conditions sociales est plus répandue dans le Nord de l'Ontario et les politiques néolibérales du gouvernement ontarien ont également réussi, dans une plus large mesure, à privatiser l’offre de l'éducation et de la recherche universitaires publiques.
Les gouvernements ontariens ont successivement réduit leurs subventions publiques envers les revenus d'exploitation des universités d'environ 80 % en 1980 à environ 50 % en 2004, et à seulement 38 % en 2017. Les documents provinciaux de l'Ontario et certains administrateurs de haut niveau parlent ouvertement non pas d'universités publiques, mais « d’universités assistées par le public » et « d’universités soutenues par le public ».
Au fil des années, les frais de scolarité nationaux et internationaux et les frais divers payés par les étudiants ont bondi de 15 % des fonds d'exploitation en 1980 à 56 % en 2017, devenant ainsi de loin la principale source de fonds.
L'Ontario dépense maintenant moins par étudiant universitaire que toute autre province canadienne et a des frais de scolarité parmi les plus élevés au Canada. À l'Université Laurentienne, les frais de scolarité annuels à temps plein des étudiants de premier cycle en arts et en sciences étaient passés à 6 473 $ en 2017-18, soit 9,4 fois plus élevés en termes nominaux et 2,6 fois en termes réels depuis 1979-80.
Les frais de scolarité dans les programmes professionnels de premier cycle, comme l'ingénierie et le commerce, ont été « différenciés ». Les frais de scolarité des programmes professionnels en études supérieures ont augmenté encore plus. Les frais d'utilisation divers imposés aux étudiants ont également été haussés et de nouveaux frais d'utilisation ont été créés, notamment pour les services des bureaux du registraire, les installations sportives et le matériel dans certains programmes.
Le principal problème n'est pas la concurrence académique entre les universités, qui existe depuis longtemps. Il s'agit plutôt d'une concurrence corporatiste, sur un terrain de jeu très inégal, axée sur les frais de scolarité. La dépendance accrue à l'égard des frais de scolarité dans le contexte d’un système à croissance plus lente a intensifié la concurrence entre les universités pour attirer les étudiants et a augmenté les dépenses administratives pour la publicité, le recrutement, les relations publiques et les campagnes de collecte de fonds auprès des anciens élèves et des entreprises.
La pression vers la privatisation est également devenue un terrain fertile pour l’hypergestion, présentée comme étant nécessaire au contrôle des coûts et aux objectifs éducatifs restreints par le marché. À la Laurentienne, cela a entraîné une stratification accrue des structures salariales et a diminué les postes affectés à l’enseignement et à la recherche.
Quels ont été les résultats pour le Nord de l'Ontario, surtout en ce qui concerne les inscriptions à temps plein aux programmes de premier cycle, qui sont les plus importantes pour les universités du Nord ?
Pour l'ensemble de l'Ontario, les inscriptions à temps plein au premier cycle ont augmenté chaque année de 2000 à 2018, sauf en 2007 (la fin du boom de la double cohorte de 2003 à 2006) et sont restées supérieures à la croissance de la population. Une partie de cette expansion est attribuable à l'augmentation du nombre d'étudiants internationaux.
Pour les universités du Nord de l'Ontario, par contre, les inscriptions à temps plein au premier cycle ont plafonné en 2011, à près de 18 000. Dans le contexte du système universitaire de l’Ontario, les universités du Nord ont atteint un sommet relatif de 5,2 % des inscriptions à temps plein au premier cycle en 2004-2006 (pendant la période de la double cohorte), mais avaient diminué à 4,2 % en 2018.
En effet, la baisse des inscriptions est un facteur qui touche toutes les universités du Nord. Les inscriptions à temps plein au premier cycle ont atteint un point culminant à l'Université Lakehead (6 426 étudiants) et à l'Université Nipissing (3 874 étudiants) en 2010, à l'Université Algoma (1 218 étudiants) en 2013 et à l'Université Laurentienne (regroupée avec l'Université de Hearst, 6 624 étudiants) en 2015. Ces chiffres incluent les inscriptions dans les campus du Sud de l’Ontario de ces mêmes universités du Nord.
Évidemment, les universités du Nord ne sont pas les seules à faire face à des baisses d'inscriptions; mais elles sont tout de même plus vulnérables en raison de leur taille souvent réduite, des baisses plus importantes proportionnellement à leur taille et de la plus grande variabilité des inscriptions.
Dans l'ensemble, la dépendance croissante à l'égard des frais de scolarité a eu au moins quatre conséquences négatives entremêlées sur les universités du Nord et en particulier sur les programmes en arts : (a) Une diminution de l'accessibilité des étudiants dans un contexte de participation universitaire inférieure à la moyenne, (b) Un biais contre les programmes en arts, en particulier les beaux-arts et les humanités, (c) L’augmentation du comportement corporatif plutôt que collégial, et (d) L’affaiblissement des objectifs de développement régional à long terme.
Pour les administrations néolibérales, en particulier dans les régions défavorisées, la planification universitaire est moins axée sur les besoins éducatifs ou même sur le développement régional que sur « l'alignement » des programmes et du corps professoral sur la demande des étudiants et les pressions du marché du travail, qui s'exercent de plus en plus à l'échelle du système.
Selon cette logique de marché, la Laurentienne cessera d'être une université offrant un large éventail de programmes accessibles au Nord de l'Ontario pour devenir une polytechnique, fortement dépendante de programmes à inscription limitée, avec une dépendance accrue sur les frais de scolarité et un nombre encore plus élevé d'inscriptions provenant de l’extérieur de la région.
Les données de la Laurentienne sur les membres du corps professoral à temps plein avant et après la « restructuration » sont claires. L'effectif du corps professoral de la Laurentienne a été sabré de 30 %, mais ces coupures ont ciblé des programmes particuliers, dont les arts à 55 %, l’éducation à 29 %, les sciences, le génie et l'architecture à 27 %, la santé à 17 % et la gestion à 12 %.
Et maintenant ?
La crise d'insolvabilité actuelle est un tournant historique. Elle est présentée comme étant spécifique à la Laurentienne, pouvant être résolue par des coupures ponctuelles et une meilleure gestion, mais n'ayant rien à voir avec une politique gouvernementale ratée. Cette façon de voir les choses ne tient pas compte des problèmes d'inscription dans les régions et touchera de façon disproportionnée les programmes des arts, les programmes francophones et les programmes autochtones, même si elle touchera aussi certaines sciences. En bout de ligne, cependant, tous les programmes seront affectés ; tant que la voie de l'augmentation des frais de scolarité et de la privatisation sera poursuite, l’ethos néolibéral aura façon de nuire même aux plus grands programmes.
La voie alternative, qui consiste à mettre fin aux compressions de programmes et de professeurs, reconnaîtrait deux échecs : celui de l'administration locale et celui de la politique provinciale. Cela nécessiterait un financement d'urgence pour sauver les programmes et les emplois ainsi qu'une réforme qui stabiliserait et élargirait le système d'inscription, en particulier les inscriptions à temps plein au premier cycle.
En premier lieu, il faudrait réduire immédiatement les frais de scolarité et éventuellement les éliminer pour les étudiants provinciaux et internationaux (sans évaluation de la situation financière de l’étudiant.e), en commençant par les programmes qui ont une capacité excédentaire dans toutes les universités du Nord. Les universités devraient être compensées par étudiant, par le gouvernement de l'Ontario.
En deuxième lieu, la province devrait équilibrer régionalement la répartition des inscriptions dans le système afin de stabiliser les inscriptions dans les universités du Nord. Le Nord de l'Ontario compte environ 4,2 % des inscriptions à temps plein au premier cycle à l’échelle de la province (une proportion qui est à la baisse). Même une réaffectation d'un seul point de pourcentage dans le système aurait un effet important sur la stabilisation des inscriptions dans le Nord, y compris à la Laurentienne.
Le gouvernement fédéral a lui aussi une responsabilité majeure dans le sous-financement et la privatisation actuels de l'éducation postsecondaire en Ontario et dans le Nord de l'Ontario. En effet, il doit s'acquitter de ses responsabilités découlant des traités en matière de financement de l'éducation des étudiants autochtones, de renforcer le soutien aux programmes de langue française, d'appuyer la recherche régionale et les programmes culturels, et d'adopter une approche non exploitante à l'égard des échanges internationaux d'étudiants qui appuie à la fois les universités et les étudiants internationaux.
À l'Université Laurentienne, les membres du corps professoral ont souvent entendu dire que la Laurentienne devrait devenir « l'université minière ». L'Université Laurentienne n'est pas officiellement une université minière, et elle ne devrait pas l'être. Les sciences de la terre, le génie minier et les programmes miniers connexes jouent un rôle important à l'Université Laurentienne et la région est légitimement fière de ces activités. Mais les étudiants de la Laurentienne et la région bénéficient également des arts et d'autres programmes non miniers.
Le Nord de l'Ontario et ses habitants représentent beaucoup plus que l'exploitation minière; de plus, l'exploitation minière elle-même connaît un déclin de l'emploi dans le Nord de l'Ontario. En pratique, le discours visant à faire de la Laurentienne une université minière vise essentiellement l’abandon, voire la destruction pure et simple des programmes en arts. Certains administrateurs d'université pourraient penser de façon opportuniste que la crise actuelle serait réglée s’ils se pliaient aux exigences des sociétés minières. Mais les chances que cela fonctionne pour la Laurentienne sont faibles ou nulles, et la destruction des arts et des domaines cruciaux de la science sera imminente.
Face à la détérioration de la situation des universités, nombreuses ont été les administrations des universités, les associations de professeurs et les organisations étudiantes de l’Ontario à déplorer, selon des perspectives différentes, l'insuffisance du financement provincial et les conséquences d'une austérité prolongée.
Le sous-financement public des budgets de fonctionnements des universités est le principal enjeu pour nos institutions d’enseignement supérieur; et alors que le gouvernement actuel de l’Ontario met en œuvre un « financement axé sur le rendement », le système risque de subir d’autres dommages. Cependant, un simple retour au financement basé sur les inscriptions dans un système axé sur les frais de scolarité n'est pas une solution à la crise qui s'aggrave, surtout pas pour le Nord de l'Ontario et encore moins pour l'éducation dans les arts. Cela ne suffira pas non plus à sauver la Laurentienne, ni à éviter qu’une autre université publique devienne la prochaine débâcle prévisible.
Cet article a été publié pour la première fois en anglais le 10 juin 2021 dans la publication électronique de Our Schools/Our Selves, et en version imprimée dans le numéro de l'été 2021.
L’article a été traduit avec l’assistance de Simon Jutras.